Les idées en question- l'Autre appel du Général de Gaulle

L’Appel de Dublin à une “Irlande entière” du 18 juin 1969.

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Petit retour en arrière : nous sommes le matin du 28 avril 1969, l’échec du référendum sur la régionalisation et la réforme du Sénat est à présent connu traduisant le fait que quelque chose s’était brisé entre les français et leur représentant. Le général de Gaulle en prend acte et déclare par un communiqué de trois lignes diffusé par l’agence France Presse qu’il cessera d’exercer ses fonctions de Président de la République, ce même jour, à partir de midi. Cette journée chacun l’a en mémoire.

Très peu de temps après,  c’est en Irlande que le Général de Gaulle décida de se rendre du 10 mai au 19 juin 1969, afin de se tenir strictement à l’écart du débat électoral et de retrouver le calme et le détachement auquel il aspirait.

On se souviendra également de ces quelques explications en décembre 1969 quand André Malraux lui demandait “Pourquoi êtes-vous parti sur une question aussi secondaire que celle des régions? A cause de l’absurdité?” Ce à quoi le Général lui répondit “A cause de l’absurdité”.

Mais revenons plutôt à ce séjour en Irlande …

Le Général de Gaulle qui avait fait état en 1945, à l’égard  du Président Irlandais, d’« une grande admiration pour la manière avec laquelle il avait défendu la neutralité de son pays » . Le président irlandais avait quant à lui affirmé qu’a ses yeux « de Gaulle incarnait la France » et « qu’il ne cessait pas de l’admirer et de l’aimer ». Ils avaient de nombreux points communs: Eamon de Valera avait, lui aussi, libéré son pays; dont il en était devenu président à la fin de sa vie.  Lui aussi allait mourir peu de temps après avoir quitté le pouvoir.

En 1969 c’est donc naturellement que le Général a accepté d’aller passer les trois derniers jours de son séjour en Irlande a Dublin dans la résidence du président irlandais (en la résidence d’ d’Aras an Uachtarain située a l’intérieur de Phoenix Park). 

D’après Pierre Bitard, (qui était alors conseiller diplomatique à l’ambassade de Dublin)  : « Il avait toujours souhaité s’y rendre, ayant des ancêtres irlandais, les Mac Cartan. S’il avait quitté la France, c’était pour ne pas influer, par sa présence, sur la campagne présidentielle, mais aussi pour se trouver loin du Mont Valérien, le 18 juin. Le souvenir de cette cérémonie, à laquelle il n’assisterait pas cette année, était pour lui un déchirement qu’il masquait mal d’impassibilité. Ne pouvant pas, de son point de vue, se rendre ailleurs que dans un pays neutre, et surtout pas en Grande-Bretagne –« vous voyez de Gaulle se rendre à Londres sans un message d’espoir ? » – que lui restait-il ? La Suisse ? Trop près de la France ; la Finlande ? Trop loin ; restait l’Irlande. »

Le Général qui séjourna la majeure partie de ses vacances a l’hôtel Heron Core à Cork (aujourd’hui propriété privée)  fut accueilli sitôt son arrivée par Jack Lynch (à l’époque Premier Ministre irlandais), d’un « Welcome Home ! ».  Le Président de la République, Eamon de Valera, l’accueilli avec tout autant de chaleur et prononça ces quelques mots: « Je suis sûr que notre peuple sera enchanté que le général de Gaulle ait choisi notre pays pour ses vacances à titre privé. Nous espérons que ce séjour lui sera très agréable et que tout sera comme le Général le désire, en particulier concernant son souhait d’anonymat. ».

Outre les nombreuses balades du couple De Gaulle autour des sites historiques, dans les jardins de la Riviera irlandaise ainsi que sur les bords du Connemara. Le Général y a été photographié avec son aide de camp le commandant Flohic. Il rencontra d’ailleurs ses cousins pendant son séjour

Avec son épouse, ils pratiquèrent la religion chrétienne. C’est ainsi que le 11 mai et le 15 mai 1969,  le curé du village de Sneem (petit village du Kerry), le Révérend Robert Flavin, est venu célébrer la messe dans le salon de leur résidence. Au cours de leur voyage,  le couple de Gaulle s’est également rendu à l’église St Michaël de Sneem pour la messe, se mêlant a la foule des paroissiens locaux .  « J’ai dit au général de Gaulle que les gens de Sneem espèrent le voir marcher au milieu d’eux comme le faisait Saint Patrick, l’évangélisateur de l’Irlande. » confia l’homme d’Eglise. Et il ajouta : « Je lui ai trouvé beaucoup d’allant. Le Général et Mme de Gaulle paraissent tous deux en excellente santé. Ils ont le teint très frais et ils le doivent, sans doute, au repos, à la tranquillité et au bon air de l’Irlande. ».

« Dans le tumulte des évènements, la solitude était ma tentation. Maintenant elle est mon amie. De quelle autre se contenter lorsqu’on a rencontré l’HISTOIRE ? »  écrivait le Général dans “Mémoires de guerre”. “Mon opinion est que l’Irlande et la France partagent plus qu’ils ne le pensent” écrivit également le Général dans une de ses correspondances. <!–nextpage–>

 Celui qui était alors l’ambassadeur de France en Irlande (en fonction de 1969 a 1974) et Compagnon de la Libération, Emmanuel d’Harcourt, a pris de nombreuses notes du séjour du Général à Dublin dont je retranscris littéralement ici la description qu’il fit de la journée du mercredi 18 juin 1969, depuis la fin du déjeuner :

 Au dessert, j’ai prononcé les quelques paroles prévues [Le Général en avait eu préalablement le texte et l’avait accepté] : « Mon Général, Voulez-vous me permettre, en ce 29ème anniversaire, de vous dire simplement que notre pensée se tourne avec émotion vers la journée de juin 1940 où vous avez convié tous les Français à s’unir à vous dans l’action, dans le sacrifice et dans l’espérance. » auxquelles le Général a répondu avec beaucoup de chaleur :

 « Je vous remercie des paroles que vous venez de prononcer. Il est évident que cet anniversaire est celui d’un grand moment par ce qu’il a représenté. Il est bien que ce soit vous qui l’évoquiez aujourd’hui. Vous êtes honoré en ce jour car vous êtes d’Harcourt et que vous vous adressez à de Gaulle et je suis honoré car je suis de Gaulle et vous êtes d’Harcourt. Je vous remercie de toutes vos attentions et de celles de vos collaborateurs pendant mon séjour en Irlande. Je lève mon verre en votre honneur et en celui de Madame d’Harcourt. Evidemment, nous pensons à la France. »

 Dans le salon, j’avais placé sur le piano une réduction de l’affiche du général de Gaulle : « La France a perdu une bataille mais n’a pas perdu la guerre » ; et sur les tables deux photographies, l’une du Général remettant à mon père la grand-croix de la Légion d’Honneur, l’autre où on voit le Général me remettant la cravate de la Légion d’Honneur.

Le Général inscrivit trois maximes sur le 3ème tome de ses Mémoires de Guerre que lui présenta l’Ambassadeur : Un proverbe extrait de La Chanson de Roland : « Moult a appris qui bien conut ahan » (il a beaucoup appris celui qui fut beaucoup à la peine)

Quatre vers de Nietzsche :

« Rien ne vaut rien

   Il ne se passe rien

   Et cependant tout arrive

   Mais cela est indifférent »

Une supplique de Saint Augustin : « Vous qui m’aurez connu dans ce livre, priez pour moi ! »

Après le déjeuner et la présentation de tout le personnel de l’Ambassade, le Général est parti pour Glendalough [les ruines romantiques d’un monastère du VIème siècle nichées au creux des Monts du Wicklow] accompagné de Hugh McCann, Secrétaire Général du Ministère des Affaires Etrangères. 

A la demande du Cardinal Conway, il a dû rentrer à 6h à Aras pour rencontrer le Primat de toute l’Irlande

[archevêque d’Armagh en Irlande du Nord, ce fut un des pères conciliaires de Vatican II et le président du premier synode des évêques de Rome]

Au grand dîner officiel que le Président de Valera donna en l’honneur de son hôte, de Gaulle le remercia par ces mots : « en ce moment grave de ma longue vie, j’ai trouvé ici ce que je cherchais : être en face de moi-même. L’Irlande me l’a offert de la façon la plus délicate, la plus amicale. »

Le lendemain, 19 juin, le Général reçut à la résidence présidentielle un certain nombre des membres du clan MacCartan auquel appartenait son arrière-grand-mère. Ce fut une réunion symbolique de la diversité irlandaise : les MacCartan sont originaires du Comté de Down en Irlande du Nord. Plusieurs étaient venus de cette région (notamment un couple qui n’était pas parents des MacCartan mais qui cultivait une terre de cette famille), d’autres de Cork, dans le Sud ; certains résidaient à Dublin. Un prêtre arrivait de Liverpool. Ne manquaient que les représentants de la forte communauté des MacCartan en Amérique du Nord. La réunion se déroula dans une atmosphère sympathique. Le Général parlait successivement avec toutes les personnes présentes, cherchait à retrouver les parentés, interrogeait sur les activités de chacun. Le Président, souriant participait à la fête. Ces deux géants dominaient de leur haute taille la carmélite et l’agriculteur.

Les uns et les autres apportèrent des souvenirs ou des cadeaux au Général, en particulier une vie du rebelle irlandais John Mitchel.

Le Premier Ministre offrit au général de Gaulle un déjeuner de gala au Château de Dublin, ce bastion de l’ancienne domination britannique. Le Général eut avec M. Lynch, avant le repas, dans un salon séparé, une conversation à laquelle assistaient le Secrétaire Général des Affaires Etrangères, Hugh McCann et moi-même. Je faisais l’interprète.

Le Taoiseach abordant le problème de la candidature irlandaise au Marché commun expliqua que, pour attendre sa réalisation, l’Irlande avait conclu avec la Grande-Bretagne un accord de libre-échange ; cela lui procurait un marché pour ses produits et contribuait aussi à préparer l’économie irlandaise à la compétition internationale.

Le général de Gaulle observa que quelque temps avant son départ de l’Elysée, il était arrivé à la conclusion que les dispositions en vigueur du Marché Commun étaient trop rigides et trop étroites pour permettre l’élargissement de la CEE, et qu’une conception entièrement nouvelle était sans doute nécessaire. Il avait songé à un arrangement plus large entre tous les pays européens intéressés, une sorte d’accord de libre-échange avec des dispositions particulières pour l’agriculture. La Grande-Bretagne ne s’y était pas intéressée et la suggestion en était restée là. Le danger d’une zone de libre-échange était d’ailleurs qu’elle évolue en une zone atlantique où l’Europe ne serait plus guère l’Europe.

Le Taoiseach répondit que ses préférences allaient à un élargissement du Marché Commun actuel. Il interrogea le général de Gaulle sur l’avenir d’une Europe politique. Le Général indiqua qu’il appelait de ses vœux une politique européenne indépendante. Mais, observa-t-il, il manque le fondement même d’une telle politique par suite du désaccord entre les pays européens : la Grande-Bretagne travaille à l’encontre d’une action européenne. L’Allemagne est divisée et dépend pour sa défense des Etats-Unis ; elle n’est pas libre d’avoir une politique étrangère. L’Italie est prête à s’en remettre aux Etats-Unis.

La conversation vint ensuite sur les investissements américains en Europe, dont le général de Gaulle remarqua qu’ils ne facilitaient pas l’élaboration d’une politique européenne indépendante. Le Taoiseach nota qu’un des objectifs de cette politique était pourtant de renforcer l’Europe vis à vis de L’URSS.

M. Lynch souligna que l’Irlande désirait entrer dans le Marché Commun non seulement pour des raisons économiques mais aussi pour des raisons politiques. Les données de sa situation géographique évoluaient ; les liaisons nouvelles par voies maritimes et aériennes facilitaient chaque jour davantage les contacts directs avec l’Europe continentale. Il souligna le poids politique que représentait pour un pays comme l’Irlande le fait d’avoir un partenaire commercial prédominant. Le Général de Gaulle : « « Vous connaissez la Grande-Bretagne aussi bien que moi. Elle suit ses intérêts. S’il le faut, elle ignorera l’Irlande, comme le Danemark et la Norvège. » 

Je fais une coupure volontairement ici pour rappeler que nous les français avons en 2010 découpe le monde en 11 circonscriptions a l’occasion des premières élections législatives des français de l’étranger. Parmi elles, ironie du destin,  la circonscription d’Europe du Nord comprend (avec les Pays Baltes, la Suède et la Finlande) la Grande-Bretagne, l’Irlande, le Danemark et la Norvège. Reprenons … 

Après que le Général eut exprimé ses remerciements pour la cordialité de l’accueil irlandais, la conversation s’attardait dans les généralités ; elle a rebondi sur une question directe de McCann : « Quels conseils nous donnez-vous ? »

« Si vous me demandez mon avis, répondit-il, je vais être franc : il faut affirmer votre personnalité ; il faut vous industrialiser ; vous en avez les moyens. Vous avez votre indépendance politique. Il faut que vous obteniez votre indépendance économique et intellectuelle. »

« Nous passâmes ensuite sur le palier du grand escalier décoré pour la circonstance par les cinq drapeaux de régiments irlandais ayant servi dans l’armée française au 18ème siècle et dont la France, il y a quelques années, avait donné les répliques. Dans la galerie sous les portraits des vice-rois anglais, un grand déjeuner était prêt, organisé avec un soin extrême, et auquel participaient bon nombre de membres du gouvernement, des représentants de tous les partis, de l’université, des militaires, etc…

Le Taoiseach prononça une allocution, préparée par Hugh McCann, dont le texte, très cordial, nous avait été communiqué à l’avance :

« … L’Irlande doit beaucoup à la France. En vérité, quelle est la nation qui n’est pas en dette vis à vis de la France ?…Le premier livre dont nous savons qu’il a été écrit en Irlande est la Confession de Saint Patrick, il y a 1500 ans. ‘Comme j’aurais envie d’aller en Gaule’ écrivait-il de son exil irlandais, ‘afin de rencontrer nos frères et de voir les visages des saints du Seigneur’ ?…Nous songeons aussi à nos soldats qui ont combattu dans les armées de la France et qui se sont distingués parmi les soldats d’un pays’ pour qui la puissance militaire et le courage ont été une seconde nature pendant quatorze siècles’… La Grande Révolution française inspira un nouvel espoir de liberté humaine et des droits de l’homme et apporta une vie nouvelle à la lutte de la Nation irlandaise pour sa liberté…Notre génération aura eu de plus le privilège de savoir que le plus grand parmi les fils de la France moderne compte dans sa famille des ancêtres irlandais…’Votre âme est intacte et vous êtes l’âme de la France’ a dit l’écrivain irlandais George-Bernard Shaw dans sa pièce Sainte Jeanne. Nous accueillons un grand patriote français, un grand soldat et homme d’Etat, qui a su consolider les fondements de la paix européenne dans l’honneur et dans la réconciliation entre vieux rivaux. Dans ses mémoires, il nous a rappelé que ‘la vie mène un combat qu’elle n’a jamais perdu’. A aucun homme de notre époque, il n’a été donné d’inspirer davantage de cet espoir d’où la vie renaît éternellement. »

Ce a quoi le général de Gaulle répondit :

« Dans les circonstances importantes de ma vie, comme actuellement, c’est une sorte d’instinct qui m’a porté vers l’Irlande, peut-être à cause du sang irlandais qui coule dans mes veines – on retourne toujours à ses sources – et puis parce qu’il s’agit de l’Irlande, qui tient depuis toujours et aujourd’hui autant que jamais dans le cœur des Français une place exceptionnelle. Vous avez dit, Monsieur le Premier Ministre, ce que l’Irlande devait à la France, mais la France doit beaucoup à l’Irlande. Il y a Saint Colomban, il y a Saint Fiacre, il y a Jean Erigène. Il y a vos soldats, Sarsfield, Dillon et combien d’autres ! Il y a l’exemple qu’a toujours donné votre peuple, si courageux, si noble, si généreux et dont les héros sont dans toutes les mémoires…Wolfe Tone, et aussi O’Connell, et aussi Parnell et aussi de Valera et tant d’autres. Cela nous ne l’oublions jamais. Il y a, semble-t-il, eu depuis quelques générations une sorte d’écran entre l’Irlande et la France. Mais il paraît que ce temps-là est passé et qu’il nous est possible, à vous et à nous, de le traverser, de nous trouver, d’être ensemble par l’esprit et par l’action. »

 Le général termina son discours par un toast porté a « l’Irlande toute entière » qui plut à son public de promoteurs de la réunification des deux Irlandes. Mais qui aurait tout aussi bien pu déclencher une affaire du même genre que,  celle du « Québec libre ! deux ans plus tôt.

« Le surlendemain, me trouvant dans le Connemara logeant chez l’habitant sur les bords du Loch Corrib, j’étais en train de me raser quand notre hôtesse m’apporta un transistor pour me permettre d’entendre la retransmissions de ces allocutions. C’est alors que je remarquai que la « petite phrase » avait été omise. Par la suite, il me fut expliqué par les uns que la bande du magnétophone s’était arrêtée avant les mots « à l’Irlande toute entière » et par les autres qu’elle avait été censurée par la radio irlandaise ».

Le général de Gaulle se retirera dans sa maison de campagne à Colombey-les-Deux-Eglises, dans le nord-est de la France, à écrire ses mémoires. Il décédera d’une crise cardiaque le 9 Novembre 1970, sans que ce deuxième Appel ne fût véritablement entendu.

Biaxin


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